Point de vue, LE MONDE 23november 2006
Antoine Spire et Cédric Porin sont ex-membres du comité central de la LDH.
Constituée pour soutenir la défense d'Alfred Dreyfus, la Ligue des droits de l'homme fut de tous les combats du XXe siècle et peut s'enorgueillir d'avoir porté haut les valeurs de liberté, d'égalité et de fraternité pendant plus de cent ans.
Plusieurs événements récents obligent, hélas, à constater que la Ligue a aujourd'hui bradé cet héritage. De façon aussi significative que symbolique, elle s'est ainsi abstenue de participer aux récentes commémorations du centenaire de la réhabilitation de Dreyfus. Certes, elle organise en décembre une session de rattrapage autour de "Dreyfus hier et aujourd'hui", mais il ne s'agit que d'une réponse plus ou moins adroite aux critiques formulées à ce propos contre elle.
La dérive vient de loin : sans doute du moment où, sous la présidence de Madeleine Rebérioux, elle décida d'épouser de façon acritique l'engagement aux côtés des plus démunis de nos concitoyens. La Ligue n'eut plus seulement pour ambition d'être à côté du mouvement social, elle se mit à en faire partie. De même, les débats, provoqués par l'arrêt du processus électoral en Algérie en 1992 ont introduit au sein de la LDH cette culture de la repentance postcoloniale.
La LDH a cru pouvoir répondre au racisme dont sont victimes les jeunes issus de l'immigration en faisant preuve de complaisance à l'égard des organisations religieuses qui prétendent les représenter. La dérive s'amplifie. Après avoir affirmé qu'il s'agissait de discuter avec l'islam politique, on a insensiblement glissé vers le débat libre avec l'islamisme radical, comme lors de ce colloque à l'Unesco sur le féminisme musulman coorganisé par la Ligue en septembre. La Ligue donne ainsi une suite logique au fait qu'elle n'a jamais pris de position publique contre l'expression politique de l'intégrisme musulman. Dans le même mouvement, elle a tergiversé en hésitant à réagir lors de la recrudescence des actes antisémites en 2003.
Combien de fois n'avons-nous pas entendu dans son comité central des proclamations suspicieuses, hostiles à d'autres organisations de défense des droits de l'homme : la Licra, SOS-Racisme, Ni putes ni soumises, systématiquement taxées de communautaristes. Si la Ligue des droits de l'homme ne voit plus d'inconvénients aujourd'hui au dialogue avec l'extrémisme islamiste, elle se refuse à le pratiquer avec des organisations dont l'identité même est le combat antiraciste. La place qu'elles accordent à la lutte contre l'antisémitisme, à l'absence de complaisance vis-à-vis de l'islamisme, suffirait donc à en faire des adversaires.
Mais, ces dernières semaines, deux événements sont venus s'ajouter à nos désaccords. La Ligue a créé en son sein l'Observatoire de la liberté d'expression. Nous lui avons soumis nos protestations contre la manière dont les organisateurs des Etats généraux du documentaire de Lussas, en Ardèche avaient, cet été, censuré des cinéastes israéliens. Certains de ceux-ci, dont les films étaient ouvertement critiques envers la politique de leur gouvernement, étaient invités et furent déprogrammés à la fin du mois d'août parce que, selon les organisateurs, "ils ne pouvaient être vus avec la bonne distance". Aussi les remplaça-t-on par des films libanais et palestiniens. D'une part, on excluait des Israéliens du fait de leur seule identité nationale, et non de leurs pratiques ou de leurs actes - cela s'appelle du racisme -, mais, plus encore, on leur substituait des films venus de pays arabes voisins d'Israël laissant libre la rampe des préjugés. A ce jour, aucune protestation publique de la Ligue des droits de l'homme ou de son observatoire devant cet acte de censure.
Est-ce à cause d'un engagement acritique aux côtés du peuple palestinien ? En tout cas c'est ainsi que, pendant la guerre du Liban, la LDH demandait légitimement que soient sanctionnés les crimes de guerre contre les populations civiles libanaises, mais oublia les populations civiles israéliennes victimes de bombardements. On peut aussi se demander pourquoi le Proche-Orient sollicite un tel engagement de la Ligue, qui ne dit presque rien à propos du Darfour ou de la Tchétchénie, ou se tait devant les discours négationnistes et antisémites du président iranien !
Mais la goutte d'eau qui a fait déborder le vase de nos désaccords concerne l'affaire Redeker. Au lieu de défendre avant tout la liberté d'expression d'un philosophe menacé de mort pour avoir critiqué l'islam, la Ligue a d'abord fait état de son rejet d'"idées nauséabondes", avant de concéder : "Quoi que l'on pense des écrits de M. Redeker, rien ne justifie qu'il subisse un tel traitement..." Mais l'ambiguïté et la timidité de ce soutien s'accommodent mal avec l'intransigeance qu'exige le combat pour la liberté d'expression. La Ligue a également refusé d'évoquer le nom de Salman Rushdie pour faire comprendre la situation de Robert Redeker, car elle estime que le fait d'être menacé par des organisations terroristes et non pas par des Etats change du tout au tout la perspective. Pourtant, tous les observateurs sérieux s'accordent à dire que le terrorisme islamiste fonctionne désormais principalement en dehors des Etats. Et d'oublier évidemment le sort que d'autres islamistes firent subir au cinéaste Theo Van Gogh, assassiné pour ses idées "nauséabondes".
Sans distance à l'égard du mouvement social, trop souvent ambiguë ou même compromise à l'égard d'un intégrisme islamiste dangereux, et en recul sur la lutte contre l'antisémitisme ou la défense de la liberté d'expression, la Ligue a perdu sa légitimité d'autorité morale de la République. Depuis longtemps, elle n'est plus l'organisation conçue pour défendre Dreyfus. Jusqu'à aujourd'hui, nous pensions que, association pluraliste, elle pourrait, malgré sa dérive, entendre une minorité à laquelle nous participions depuis des années. Mais cette dérive continue sans garde-fous. Il ne nous reste plus qu'à la quitter.
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